Les diaristes délinquants

A man who keeps a diary pays,
Due toll to many tedious days;
But life becomes eventful—then,
His busy hand forgets the pen.
Most books, indeed, are records less
Of fulness than of emptiness.
William Allingham

On le voudrait sincère, complet, noble et passionant à lire. Pourtant, les jours passent, on se relit et on n'est pas très fier de soi... Les diaristes ont de grands projets pour leurs journaux et souffrent vite de complexes: on n'écrit pas assez souvent, on tait ses erreurs de parcours, on embellit la vérité. Quand ce n'est pas la censure, ce sont nos longs silences qui nous embêtent... Que d'embûches sur le chemin du journal parfait!

Portrait de nos petites délinquences, question de faire sauter les complexes de culpabilité...


La censure

C'est tricher! Mais bon, comme je ne cesse de vous répéter que le journal intime ne connaît pas de règles... Si ça vous chante de raturer des passages particulièrement torrides ou d'arracher des pages un peu trop assassines, allez-y sans gêne. Certains diaristes utilisent des langages codés afin d'être certains de ne pas se faire comprendre... au risque de ne plus se comprendre eux-mêmes quelques années plus tard. D'autres détruisent carrément leur journal au grand complet, comme si le fait de le brûler ou de le déchirer anéantissait non seulement son contenu mais également les tourments qui l'ont fait naître.

Bien souvent, l'essentiel est l'acte d'écrire; une fois que c'est fait, ce qui arrive à leurs oeuvres importe peu à certains. Et puis, l'auto-censure, même inconsciente, est présente dans chaque geste que l'on pose. On s'interdira toujours de parler de quelque souvenir désagréable, ou d'un sujet difficile à aborder. D'après certains, c'est là que le journal commence vraiment à être profitable; chaque fois que l'on se dit "Non, je refuse de parler de ça" ou "Je ne peux pas croire que j'ai vraiment écrit cela!", c'est à ce moment que nous avançons vraiment. C'est une théorie. Et peut-être que nos tabous finiront un jour par ne plus l'être. Mais il y aura toujours des sujets difficiles à aborder et sur ces sujets, nos silences en disent autant que nos paroles. Ce qui m'amène à...

Silences

Certains abandonnent leur journal durant des périodes plus ou moins prolongées, y revenant lorsque l'envie leur en prend. Des périodes moins intenses, ou au contraire trop difficiles, les découragent parfois de consigner leur existence par écrit. D'autres tiennent leur journal scrupuleusement, se sentant même coupables de ne pas être aussi rigoureux qu'ils le souhaiteraient. Il est important en tous les cas de se rappeller que le journal est un moyen et non une fin en soi. Négligez-le, s'il le faut. Il est bon d'écrire, mais uniquement si le besoin s'en fait sentir. Votre journal ne doit pas être une corvée.

Et puis, comme l'a souligné Allingham dans la citation en exergue, les silences eux-mêmes parlent... Les jours manqués, dans le journal, pèsent parfois bien lourd au diariste consciencieux qui voudrait tout noter, tout écrire, tout garder. Les journaux intimes de notre enfance, ceux qui avaient une page par date, nous ont bien donné l'impression qu'il fallait écrire chaque jour. Et pourtant, les journées les plus occupées, celles qui nous laissent moins de temps pour écrire, sont souvent celles dont nous voudrions garder le souvenir.

Qu'à cela ne tienne? A ces jours manqués, collez une photo, un billet de spectacle, un pétale de rose? Les souvenirs ne se gardent pas toujours avec des mots!

Bien sûr, il faut aussi souligner que négliger son journal par manque de temps... ou par paresse, c'est bien normal. Tenir un journal est une activité qui demande beaucoup d'engagement et d'implication personnelle. Néanmoins, il faut parfois savoir se donner des priorités. Si vous voulez vraiment vous y mettre, je ne m'en fais pas pour vous; vous saurez bien trouver le temps. Alors, votre principal problème ne sera plus de vous décider à écrire, mais plutôt de vous résigner à arrêter! Car le journal peut demander beaucoup, et même rendre certains conjoints «jaloux». Les autres s'étonneront toujours de vous voir penché avec cette belle ferveur sur votre journal. Ne vous en faites pas. Ceux qui, comme vous, ont le stylo facile, comprennent... Question d'être précis, soulignons que ceux-là constituent environ 6% de la population québécoise. Les diaristes sont toujours une denrée rare, mais leur nombre va croissant.

Le journal parfait

Disons-le tout de suite, ça n'existe pas. Quand on ouvre un cahier vierge, on le voit déjà rempli de doux secrets, de sages révélations, de vérités existentielles. Pourtant, un journal n'est pas un roman -il n'est pas une oeuvre qui doit satisfaire à un quelconque standard. Et puis, tout romancier vous dira que peu importe à quel point le roman est réussi, il n'arrive pas à la cheville de celui qu'il avait en tête au départ.

Pour le journal, c'est pareil. Il y aura peut-être (sûrement) des jours où vous vous relirez et ne pourrez en croire vos yeux. Certaines entrées seront peut-être ennuyeuses, bourrées de fautes d'orthographe, maladroites. On voudrait écrire quelque chose et pourtant les mots ne viennent pas. On a cette idée géniale, de souvenir merveilleux et pourtant nous voilà incapable de l'exprimer. Pire: on n'a peut-être rien à dire. Notre journée se résume peut-être à une liste d'épicerie et un aller-retour au boulot! Horreur! C'est la faute au journal. Ou alors c'est ma faute à moi; je suis un diariste raté et puis qu'est-ce qui m'a pris de vouloir raconter ma vie?

Patience. Indulgence. Rappelez-vous ce qui vous a donné l'envie d'écrire au départ. Aviez-vous en tête ce journal parfait? Ou bien ne souhaitiez-vous qu'écrire, seulement écrire? Certes, il faut savoir à quoi vous vous attendez de votre journal mais également garder en tête qu'il n'est pas une fin en soi. Le résultat importe peu, c'est ce que vous retirez de votre journal pendant que vous écrivez qui compte.

Le journal parfait, c'est celui qui vous donne du plaisir et de l'abandon pendant que vous y êtes plongés, peu importe les ratures, les trous de mémoire, les hésitations et les quelques pages ennuyeuses à relire. Ce journal c'est vous, avec toutes vos imperfections et vos petits défauts.


Dites-moi ce qui fait de vous un diariste délinquant? Avez-vous tenu vos bonnes résolutions? Quelles sont celles qui vous effraient?