Vous savez...


Connaissez-vous Marie Bashkirtseff ? Son nom vous dit-il quelque chose ? Êtes-vous jamais tombé sur un volume de son Journal ? Écoutez-la... Tous les livres qu'on lit sont des inventions, les situations y sont forcées, les caractères faux, tandis que ceci, c'est la photographie de toute une vie. Ah ! direz-vous, cette photographie est ennuyeuse, tandis que les inventions sont amusantes. Si vous dites cela, vous me donnez une bien petite idée de votre intelligence. Je vous offre ici ce qu'on n'a encore jamais vu. Je n'ai aucun intérêt à tromper. Je n'ai ni acte politique à voiler, ni relation criminelle à dissimuler. Personne ne s'inquiète si j'aime ou je n'aime pas, si je pleure ou si je ris. Mon plus grand soin est de m'exprimer aussi exactement que possible. Cette Bashkirtseff qui vous apostrophe n’était pas vraiment russe, plutôt ukrainienne, et parfaitement française... Elle est morte à Paris il y a cent seize ans, le 31 octobre 1884... Elle avait inventé Internet... J’exagère un peu – mais pas plus qu’elle qui, à vrai dire, exagérait beaucoup... Le fait est que moi, en ce moment, je suis en train de lire son Journal, un bouquin gros comme une Pléiade, et il y en a cinq autres à venir, et à chaque page j’ai l’impression d’être devant mon écran ! J’ai la berlue : au lieu de tourner la page, je cherche machinalement ma souris... Ce que je lis ressemble comme deux gouttes d’eau... à quoi ? à qui ? (hihihi !)... par exemple à cette chère Doune, dite Dodoune, dite Isabelle, qui a consterné le Net en fermant son journal le 17 novembre dernier... ou pour prendre un exemple contemporain... à cette chère Scribouilleuse, qui a pris le relais... Donc voilà : Marie vit avec sa mère, sa tante (elle les appelle " mes mères "), sa cousine Dina, son chien, des tas d’admirateurs, à Nice, à Paris ensuite, elle est assez riche, mais voilà, elle veut être TOUT. Vers quinze ans, elle imagine encore épouser un duc, ou un roi, ensuite elle aura des passions, elle flirtera à mort, car elle est jeune, et si belle, mais elle voit vite qu’aucun homme n’est à sa mesure... Non, son rêve est d’être une cantatrice (célèbre, forcément, la salle croulera sous les bravos), mais elle passe une audition, sa voix ne convient pas – en fait, elle ne le sait pas encore, elle est atteinte de tuberculose. Alors elle se rabat sur la peinture. A dix-huit ans, elle s’établit à Paris pour suivre les cours de l’atelier Julian, un des seuls qui acceptaient les femmes... Elle entre en peinture comme on entre en religion – sauf qu’on n’entre pas en religion pour réussir ! Elle travaille avec acharnement, et elle réussit ! Quand elle meurt en 1884, à l’âge de 25 ans, elle a déjà eu des tableaux primés au Salon. Vous verrez des toiles d’elle dans différents musées en France et à l’étranger (à Paris, au musée d’Orsay, Le Meeting ; à Nice, au musée Chéret, un autoportrait bouleversant). C’est un peintre doué, sensible, mais pas révolutionnaire – elle n’est pas impressionniste... À vrai dire, si, si, elle l’est, impressionniste, mais pas en peinture : en écriture ! Au fond elle a inventé " l’écriture de plein air ". C’est là que je reviens à Internet. Bien sûr, elle n’a pas inventé Internet, mais elle tournait autour, et la technique n’a pas suivi... Figurez-vous que depuis octobre 1872 (elle a quatorze ans) elle va tenir son journal sans interruption jusqu’à sa mort. Elle écrit sur des cahiers de forme, format, épaisseur différents : 106 cahiers, tous conservés. Un siècle après, la totalité n’a pas encore été éditée. Elle écrit à jet continu. Elle ne rédige pas comme Eugénie de Guérin, ou comme une jeune fille bien élevée. C’est ce qui a choqué après sa mort, en 1887, quand on a publié deux volumes d’extraits. Au fond, elle n’écrit pas : elle parle. Avec la rapidité et l’efficacité de la langue parlée. Écoutez-la, elle vient d’employer une expression familière... Voilà de la vulgarité, mais mon journal en est plein. Je vous prie de croire que je ne suis pas vulgaire par ignorance et par vulgarité. J'ai adopté ce genre négligé pour la vitesse et la facilité qu'il donne de beaucoup dire (9 septembre 1876). Et elle parle comme si quelqu’un allait immédiatement l’écouter, c’est-à-dire la lire. Elle parle donc " en ligne ". C’est pour cela que je dis " Internet ". Quoi qu’elle dise, elle n’écrit pas pour la postérité. Bien sûr, elle veut être lue plus tard, et échapper à la mort. Mais la postérité, cette chérie, devra faire un petit effort, se remuer, descendre de son piédestal et l’écouter comme une copine. Sinon, la pauvre postérité, elle n’y comprendra rien. Marie n’explique jamais qui est qui, elle suppose que vous êtes dans le coup, vous prend à témoin, " vous savez ! ", elle vous tape dans le dos, vous fait le grand jeu – comme les gens qui vous coincent dans un ascenseur pour vous dire leur vie. Elle écrit avec les raccourcis, les sous-entendus de l’oral, et les longueurs d’un mime qui se délecte à vous donner quatre pages de dialogues en aller-retour... Elle se fiche des répétitions : aucune idée de vous ménager. C’est comme sur le Net : votre lecteur ne lit qu’un jour à la fois. Il suffit que chaque fois il tienne le coup. Ça l’inquiète pourtant, parce qu’elle voit bien qu’en livre, ça ne passera peut-être pas. L'idée que mon journal ne sera pas intéressant, l'impossibilité de lui donner de l'intérêt en ménageant des surprises, me tourmentent. Si je n'écrivais que par intervalles, je pourrais peut-être... mais ces notes de chaque jour ne trouveront patience que chez quelque penseur, quelque grand observateur de la nature humaine... Celui qui n'aura pas la patience de tout lire ne pourra rien lire et surtout rien comprendre (16 mai 1877). Lirait-on Mongolo en douze volumes (au fond, je crois que oui !). Ces entrées quotidiennes, elle ne les adresse pas à " Cher cahier ", ou à un confident de fiction. Écoutez la manière dont Zuby nous causait le 27 février dernier, pour le 3e anniversaire de son site (523 entrées !) : Marie Bashkirtseff fait pareil. Elle parle à un lecteur contemporain, en l’apostrophant très souvent pour " vérifier le contact ". Simplement, à l’époque, elle ne pouvait pas donner une adresse e-mail pour la réponse. Ni mettre un compteur. Ni mettre en ligne, hélas... Mais on l’imaginerait bien suivant son audimat. Dans son journal elle est en scène, comme elle l’aurait été en chantant à l’opéra, comme vous l’êtes en écrivant ce que vous allez " charger " sur votre site dans deux minutes. Sa voix n’est pas faite pour franchir le temps, avec des séductions méditées, mais l’espace, avec la rapidité d’une conversation directe. Bien sûr, ce journal ne sera publié qu'après ma mort, car j'y suis trop nue pour me montrer de mon vivant (3 juillet 1876). Aurait-elle consenti à s’abriter sous un pseudonyme ? Ce n’est pas sûr, puisque son but est la gloire, et sa devise Gloriæ cupiditas ! Mais d’un autre côté, elle adore le Carnaval, se déguiser, intriguer sous un masque est son jeu favori, et à l’Atelier Julian elle rêvait parfois d’occuper la place du modèle et de poser nue. En tout cas, Internet lui aurait permis d’atteindre de manière moins... virtuelle ce soulagement qu’elle analyse si bien, et que cherchent sans doute la plupart des cyberdiaristes : Savez-vous que c'est une grande consolation que d'écrire ! Il y a des choses qui vous détruiraient si vous ne les destiniez à être lues et par conséquent " divisées à l'infini " (9 mars 1879)...

Marie Bashkirtseff, Journal. 1877-1879, texte établi et annoté par Lucile Le Roy, Lausanne, L’Age d’homme, 1999, 1014 p.
 
 

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