EFFETS D'INTIME DANS L'ÉCRITURE RÉTICULAIRE
par Patrick Rebollar (Université Nanzan, Nagoya)
Octobre-novembre 2006 / BnF, le 30 novembre 2006
Je cherche certaines gouttes d'eau dans tous les océans réunis.
1. L'intime dans les
blogs.
Que l'on parle de blogs ou du web, il s'agit avant tout de publication
directe, de mise à disposition du public sans contrôle éditorial d'un tiers
(dans le respect des lois). Donc, c'est la question technique de la médiatisation.
Mais pour l'utilisateur, ce n'est pas vraiment une question. Ça serait plutôt
une réponse.
En revanche, l'intime, c'est
plus coriace, comme on va le voir.
A priori, tout le monde voit ce que c'est. On en parle abondamment.
Et c'est bien là le danger, car, de près, c'est moins évident.
Donc pensant que je savais ce que c'est, j'y suis allé directement, à la
pêche de l'intime avec Google, le moteur de recherche.
On s'aperçoit vite que c'est un peu comme l'anguille : ça grouille
de partout, mais on n'est pas foutu d'en attraper...
Le mot "intime" a 14 millions d'occurrences dans le web, et entre 70.000
et 75.000 occurrences dans des blogs selon Google Blogsearch. Les usages du mot sont
très variables. Il suffit
d'ouvrir les 20 premières pages proposées par Google pour constater qu'on lui donne à peu
près n'importe quel sens... Le mot "intimité" a moitié moins d'occurrences (mais quand
même 6,5 millions) et un sens guère plus précis.
Si connexion OK : De temps en temps, une perle, comme le site
Bulbe.
Visite. Tout cela reste quand même très flou et assez conventionnel.
Il y a également des sortes
d'annuaires, dans des plateformes de blogs, qui ont souvent une catégorie
"journal intime". En y regardant de près, on voit que ces catégories sont
nommées a priori et que les personnes qui créent un blog choisissent
de l'inscrire dans telle ou telle catégorie sans trop savoir ce qu'ils vont
écrire.
Là encore, en ouvrir quelques dizaines permet de constater, le plus souvent,
outre la banalité et l'ennui qui se dégagent de tous ces blogs, qu'il y
a plutôt une simulation de ce que doit être l'intimité selon des
clichés involontairement reproduits, ou une envie de participer au monde
en marche, au mouvement des blogs, pour essayer, mais sans avoir rien à
dire ou exprimer...
— Annuaire de journalenligne.com (_), simple ordre alphabétique des titres de blogs.
— Annuaire du site Mon Journal (intime), présentation directe des derniers billets reçus,
membres dans la colonne de gauche
— Le site Journal Secret (_) donne ses statistiques (âges, visible/privé,
volumes, "intime commun", pays)
— Annuaire "journal intime" chez Au Féminin.com (il y a peut-être
plus d'intime dans la catégorie Minceur, ou Humeurs-Réactions...)
— Annuaire "journal intime" chez Over Blog.
L'intime mal répertorié, ça donne du pas fiable.
Ainsi le blog « Ma vie, joie et tristesse...» (01.09.2006) :
« J'ai inscrit le mien dans la catégorie : Journal intime. Bon il n'a plus rien d'intime si j'en juge par le nombre croissant de visites quotidiennes, mais je ne m'en plains pas. Cependant pour moi il reste intime puisque les visites qui « m'intéressent » sont celles de mes lecteurs favoris et que jusqu'à ce jour personne de mon entourage proche m'a dit l'avoir lu.»
Pas le temps
pour parler de l'historique des sites
juste deux exemples :
L'Intimiste (_),
site de Michèle Senay
créé en 1997, actualisé en 2000,
l'intention est bonne, elle correspond avec ce qui se faisait
avant les blogs...
Claviers intimes (_), sorte de revue sur
les journaux intimes, n°4 et dernier en 2002
Récapitulons. Dans Google :
Dans Google / recherche de blogs :
2. Revenons au problème de
la définition. Selon le TLF, intime est ce : "Qui se situe ou se rattache
à un niveau très profond de la vie psychique; qui reste généralement
caché sous les apparences, impénétrable à l'observation externe,
parfois aussi à l'analyse du sujet même. [...] Qui constitue fondamentalement
les caractères propres de tel individu, sa nature essentielle;
qui se rattache à ce qu'il y a de plus personnel en lui. [...] Qui constitue
ou concerne ce qu'il y a de plus profond (dans telle chose); qui se
situe ou s'exerce à l'intérieur (de telle chose). [...] Qui est strictement
personnel et généralement tenu secret, préservé des curiosités
indiscrètes, le plus souvent par pudeur. [...] Qui appartient à la
vie physique la plus secrète, à l'anatomie généralement cachée
de quelqu'un. [...] Qui concerne la vie sentimentale ou sexuelle secrète
de quelqu'un." (C'est moi qui souligne, et il y en a encore quelques
dizaines de lignes.)
Points communs à toutes ces définitions : personnel, intérieur,
profond, secret (superlatif).
On sait que l'appréciation
de tout cela dans la réalité est très aléatoire. Il y aura ce que je pense
être intime, ce que les uns et les autres considèrent intime d'eux-mêmes ou
des autres, voire ce que la doxa, la bien-pensance considèrent
comme "intime" à telle ou telle époque, dans tel milieu et pas dans tel autre,
autrement dit : rien de solide ni de scientifique.
Ou peut-être faudrait-il être sociologue ou anthropologue, par exemple,
pour faire de cela quelque chose de sérieux.
Ou artiste.
(Exemples à voir : Un journal intime fait de tickets de caisse, par exemple,
est-ce assez sérieux ? [Nicolas Frespech] ; ou la participation de PDJ à
l'Adam Project)
3. De mon côté, c'est donc
à la recherche terminologique que j'ai envisagé de recourir, afin
d'obtenir une sélection d'emplois de termes sur des blogs et de pouvoir
en présenter un panorama.
Mais quels termes choisir : des mots comme "intime", "intimité", évidemment,
ou des mots équivalents, comme ceux que donnent le dictionnaire des synonymes de l'Université
de Caen. Ou des mots connexes et à valeur forte, comme "impudique", pour lequel j'ai
fait quelques essais...
4. Ces mots sont très généraux,
ils ont des millions d'occurrences et l'étude de leur usage prendrait des
années pour savoir s'ils permettent de définir ou qualifier l'intime dans
les blogs. De plus, il est fort probable que des blogs n'utilisant pas ces
mots révèlent autant sinon plus d'intimité...
J'ai ainsi erré des semaines, selon des logiques et des affinités hasardeuses, entre
des discours finalement assez peu originaux, autour (c'est important) d'une
prise de conscience identique pour des millions de personnes et qui
est la possibilité de publier directement des informations sur les problèmes
et les questions de l'existence personnelle (amours, travail, famille,
sexualité, deuil, maladie, etc.), avec les logiques interrogations sur
la difficulté de dire les sentiments et les sensations, et les craintes fondées
quant à la transmission et la bonne réception de ces informations intimes.
La publication comme pulsion, avec surmoi d'autocensure ou de critique
du dispositif lui-même, voire d'incrédulité face au dispositif.
Et après, quand j'ai fait le bilan, je n'avais pas grand chose, je n'avais
pas beaucoup avancé.
Ce que j'ai vu de l'intime,
c'est pour beaucoup ce qui se dit intime, ou ce qui est dit
intime par quelqu'un d'autre. Mais par définition (TLF), l'intime
étant à l'intérieur, quand il est visible lisible à l'extérieur, c'est que
ce n'en est plus, ça a été de l'intime, c'est maintenant du cadavre d'intime
dans lequel on cherche de l'intimon comme on ferait les
poubelles.
On est dans une aporie de l'intime où se prétend intime
ce qui en est le cliché, quand ce ne sont pas des banalités
prises pour de l'intimité. À moins que l'intimité soit aussi la banalité,
que toute intimité soit banale... Mais alors elle se noie, n'a plus de
sens... Dans l'autre sens, il n'est pas certain que l'on puisse opposer
l'intimité à la banalité, comme cela se trouve dans beaucoup de blogs.
Voilà une nouvelle question à laquelle je ne répondrai pas...
En y réfléchissant, je me suis dit que tout de même l'intime n'est
pas que ce qui ne sort jamais, c'est aussi ce qui est partagé avec
des personnes très proches : famille, amis, collègues, etc.
Donc un partage intime, éventuellement réciproque. Appliqué au
domaine des Lettres, l'intime est ce qui se dit et s'écrit entre intimes.
Et qui ne doit pas être communiqué à d'autres. L'intime publié l'est donc
par trahison, du vivant, ou par déclassification, posthume.
Combien d'écrivains ont demandé que leur journal intime et leur correspondance
soient détruits (et pour beaucoup, ne l'ont pas été, ont été publiés,
et constituent le fonds du genre intime dans les Lettres).
Ce système éditorial suppose une fermeture étanche entre
intime et public, séparation qui doit être une certitude pour
celui qui se confie (à lui-même ou à quelqu'un), certitude nécessaire pour
qu'il se confie sincèrement (même si son surmoi contrôle, mais c'est un autre
sujet).
Or avec le web et les blogs, tout cela n'existe plus. Ou existe d'une
autre façon, en temps réel, grâce à l'anonymat. Il y a bien
des blogs entièrement fermés, où l'on n'entre qu'avec mot de passe et contrôle,
mais c'est plutôt pour des contenus interdits aux mineurs, subversifs ou
carrément illicites.
Sinon, l'écrasante majorité des blogs dits intimes sont en accès
libre et se disent intimes sous couvert de l'anonymat.
Dire tout de soi sans dire qui l'on est ni qui sont les autres,
en changeant les noms, dans le but de se formuler les choses, d'effectuer
une prise de conscience, distanciation, etc., proche d'une tentative
d'auto-analyse, mais aussi de profiter des commentaires émanant
souvent aussi d'anonymes qui vont, grâce à l'anonymat de l'auteur, être
autorisés à poser des questions dites plus intimes, donner des conseils,
critiques des démarches, provoquant dialogue avec l'auteur et d'autres commentateurs.
Dans ces cas, c'est bien le masquage de l'identité réelle qui
autorise éventuellement une sincérité réciproque dans les considérations
intimes. C'est l'équivalent du bal masqué, quand on veut juste
profiter de l'anonymisation de l'autre sans chercher à savoir qui se cache
sous le masque.
Mais souvent aussi, dans des cas inverses, les personnes veulent, par
sincérité — c'est un besoin qui motive leur démarche — garder leur identité
réelle pour révéler des choses dites intimes et se mettre dans
une situation à risque. Cas d'exhibitionnisme que l'on connaît
aussi dans la littérature, disons Christine Angot aujourd'hui et qui donne par exemple
au Japon un genre romanesque défini et dérangeant, le shishousetsu
(roman du moi, 私小説). Mais c'est là, à mon avis, que
l'aporie joue à fond, c'est-à-dire que, pour la personne qui dévoile,
ce n'est intime que dans la mesure où elle sait que c'est considéré comme
intime par les autres et qu'elle veut les déranger... Alors que pour elle-même,
ça ne l'est peut-être pas. La personne le sait-elle ? Beaucoup d'artistes
ont eu et ont aussi cette position, et pour eux ce n'est pas seulement pour
déranger mais aussi pour que ce dérangement fasse réfléchir et permette peut-être
un re-rangement de certaines considérations sur soi, la vie, la mort, etc.
5. De l'aporie au pari. Pour éviter l'aporie d'une part et les usages tautologiques (autotéliques) d'autre part, j'ai essayé de rechercher, toujours avec Google Blogsearch, des expressions qui pourraient être des marqueurs d'une limite ou d'une impossibilité d'écrire, et avec lesquelles des traces d'intime pourrait apparaître...
6. Exemple. Pour montrer la
difficulté du sujet, ou du questionnement. Soit le "Journal intime d'une
fille stupide"_.
Forcément anonyme. Il s'agit bien sûr d'une adolescente, comme l'immense
majorité de tout ce qui s'appelle "journal intime" parmi les blogs. A priori,
ce blog est comme la plupart de ceux que j'ai vu dans cette catégorie, relatant
des rencontres, des sentiments, des détresses amoureuses, des difficultés
scolaires ou avec les amis, les parents, etc., toutes choses qui sont,
en général, de peu d'intérêt.
Pourtant, au détour d'un billet, je me dis qu'il y a un peu plus dans
une redondance de récriminations, et je décide de lire quelques pages de
plus... De plus, je constate qu'il n'y a pas de commentaires, et pas d'espace
pour en mettre... et que le texte ne contient pas de liens, la personne
n'ayant aucun souci de réticuler...
4 octobre_ : fausse fugue... (dispute à table, raisons d'être
fatiguée ?, cris, sortie mais peur, se cache = ne veut pas fuguer, rentre
après la peur de ses parents...)
11 octobre : cure de magnésium (pour avoir la forme et affronter les
contrôles à l'école...)
11 octobre_ : ma cousine de nouveau pete les plombs (décrit et
juge le comportement d'une cousine, comme pour alerter quelqu'un ou garder
trace...)
29 octobre_ : TROP
C'EST TROP (problèmes du père à son travail, fusion bancaire, dispute au
sujet de l'usage de l'ordinateur VS sortir, chantage à la maigreur et regret
d'en user)
29 octobre_ : l'écrit précédent me donne une certitude (besoin
du journal intime, réfléchir + soulagement, questionnement amoureux)
12 novembre_ : le calme est revenu... petite tristesse / déprime
(père revenu au calme parce qu'il a moins de travail, répétitions de ENFIN,
mesure sa déprime de la semaine précédente, sans notations... hérédité suicidaire
ou dépressive)
12 novembre_ : le calme est revenu... pas tout à fait (plus facile
avec sa mère qu'avec son père)
Et après, se dit-on ? S'en sortira-t-elle ?
On voit ici qu'il n'est pas
question de genre littéraire, pas question de littérarité à proprement parler,
il n'y a donc pas de questionnement sur la publiabilité, par exemple. La
lecture ou l'étude de ce type de journaux n'entre pas dans une démarche
éditoriale, mais éventuellement dans un questionnement sociologique, psychologique
ou anthropologique.
On est ici avec une personne très jeune (14 ans, dit-elle) mais qui
a déjà un caractère affirmé, qui se trouve devant des problèmes du couple
parental, des questionnements familiaux, une situation difficile de l'emploi
paternel, qui essaie de s'en sortir et à qui l'écriture rend service, sans
exhibitionnisme, sans jeu ni clin d'œil avec ses camarades, etc.
Cette lecture, c'est une des fois où j'ai vraiment eu l'impression de
lire quelque chose d'intime.
Je peux donc à peu près l'expliquer pour ce cas, mais je ne peux pas
chercher de cas semblables. Il n'y a pas de modélisation encore possible.
Il faudrait repérer une dizaine, une vingtaine de blogs qui réussissent
à me faire croire que j'ai été en contact avec l'intime d'une personne et
alors peut-être commencerait une possible modélisation permettant d'en trouver
d'autres. Et encore n'aurait-on là qu'un moteur à mon seul usage...
7. Il faudrait une autre demi-heure pour parler de l'importance du dessin, de la photo, bien sûr, des podcasts audio et vidéo qui sont en train de renouveler complètement le genre parce que la barrière de la difficulté d'écrire et d'exprimer par écrit peut être levée ou contournée. De nouvelles aventures pour les chercheurs...