J.mag
Dernière mise à jour: 20/11/00
Numéro 7

Sommaire

Edito
«On a [...] suggéré des changements à la forme actuelle de J.mag qui le rendraient plus attractif et plus proche de ses lecteurs.»
Interview:
Frannie: Un lecteur, Léo
«[...] je ne me donne pas le droit de juger de la qualité des journaux. [...] Ceci dit, cette «déclaration» est en opposition totale avec l'avis personnel et le jugement que l'on a automatiquement dès l'accès aux journaux !»
Théorie:
Eva: Autrui virtuel - autrui réel
«Dans le journal web, autrui est là. Il n'est pas virtuellement présent, mais bel et bien réel. Paradoxalement, le journal dit « virtuel » est celui qui accorde à autrui la place la plus actuelle, la plus réelle.»
Pratique:
Philippe Lejeune: Recensement Novembre 2000
«[...] il y aurait un bon quart d'Européens. Mais comme la population du Québec est de 7 millions d'habitants, l'écart reste gigantesque. C'est « la fracture diaristique » !»
Ailleurs:
Philippe Lejeune: Les Webrings suédois
«[...] 118 des 203 diaristes (soit près de 60 %) ont mis leur photo, ce qui montre un comportement différent de celui des cyberdiaristes francophones, qui sont presque tous embusqués derrière des pseudonymes, et sans visage.»
MöngôlO: Les journaux aux Etats-Unis
«En France, dire qu'on fait un journal, papier ou autre, condamne a être pris pour un amateur qui se vautre dans des pratiques dignes de jeunes filles de 15 ans. [...] Aux Etats-Unis, non seulement tenir un journal n'est pas risible, mais c'est considéré comme une part de la littérature (même amateur).»
Boîte aux lettres
Les participants
Eva
Frannie
Philippe Lejeune
MöngôlO



Edito

Dans le numéro d'Octobre, je me demandais si J.mag connaîtrait un 7ème numéro. Après 6 mois de vie, je commençais à désespérer de voir les diaristes prendre ce qu'ils font au sérieux comme le font les anglophones et y prendre de l'intérêt au-delà de leur propre page. Je dois dire que cette différence entre francophones et anglophones est flagrante. En général, les diaristes sont pris au sérieux sur l'autre continent, et ça se voit quand on visite les librairies où on trouve des rayons entiers de matériel pour entretenir un journal papier. En particulier les diaristes anglophones online prennent très au sérieux leurs journaux et essaient de les rendre les meilleurs possibles parce qu'ils savent l'importance des lecteurs et ils savent qu'on n'attire pas les mouches avec du vinaigre (désolé pour l'image). A côté de ça, les diaristes francophones en général sont vus comme d'immatures écrivains ratés par tous ceux qui ne veulent pas sérieusement étudier ce que les journaux représentent, et les diaristes online sont classés dans la catégorie des exhibitionnistes sur Internet (bouh pas beau, ce truc Internet c'est que pour les pervers). Pour rendre les choses encore pires, la plupart des diaristes online s'enferment dans les attitudes aussi ridicules qu'immatures où ils nient l'existence ou l'importance des lecteurs, et prétendent écrire "seulement pour eux-mêmes" (oups, on va encore me dire que je suis négatif). Comment s'attendre à ce que les autres prennent les journaux au sérieux quand les diaristes eux-mêmes ne se prennent pas au sérieux ?

Quand avec plus de 100 personnes dans une "communauté" on ne peut pas obtenir la participation de quelques uns, alors soit la communauté est un mirage, soit la participation demandée est inappropriée. Puisqu'oser dire que la communauté des diaristes n'existe pas n'attire que les réaction violentes ou les insultes (par mail bien sûr, il ne faudrait pas avoir l'air excessif en public), ça doit être qu'elle existe, ou au moins qu'assez croient en elle pour qu'elle prenne une certaine forme (laquelle restant à débattre). C'est donc que J.mag était inutile, voire non souhaitable.

A cette occasion, je me suis aussi rendu compte que gérer J.mag était bien plus de travail que je ne l'avais imaginé en le commençant. J'ai une certaine expérience des magazines (fanzines), mais elle se limite à des magazines où je suis seul et je fais ce que je veux quand je le veux sans contraintes, ou à des magazines où les participants sont des co-fondateurs, donc ont un intérêt à participer. Mais courir avec Tehu après les diaristes pour des interviews (certains refusant de répondre), pousser d'autres diaristes ou lecteurs à écrire des articles, écrire soi-même quelques articles, argumenter de l'utilité de J.mag, mettre le tout en forme et publier fait un peu beaucoup pour une seule personne. Si en plus l'utilité du magazine ne fait pas l'unanimité (en fait même pas une minorité), alors mieux vaut jeter l'éponge.

Mais après la parution du dernier numéro, un certain nombre de diaristes et de lecteurs se sont manifestés soit en mail soit dans la mailing list pour dire qu'ils pensaient que J.mag avait son rôle à jouer et qu'il serait dommage de l'arrêter par manque de participation. Certains ont même proposé de participer dans le futur. Il s'est ensuivie une discussion, partiellement par mail, partiellement dans la mailing list, à propos des raisons pour lesquelles J.mag n'a pas pris. Il semblerait que comme pour les oeufs en neige, tout soit dans la perfection de la préparation. On a donc suggéré des changements à la forme actuelle de J.mag qui le rendraient plus attractif et plus proche de ses lecteurs. Voici quelques unes de ces suggestions:

  • J.mag devrait être transformé en magazine bi-mensuel pour laisser le temps aux participants d'écrire et aux réactions d'arriver.
  • Chaque numéro devrait avoir un thème pour guider les participations et faire de chaque numéro un ensemble cohérent.
  • La présentation devrait être plus classique, c'est-à-dire plus proche de la présentation des magazines papier.
  • Rendre les contributions plus courtes pour qu'elles soient plus lisibles (par exemple 3000 caractères) [arg!]
  • Donner plus la parole aux lecteurs.
  • Inclure des articles à propos ou écrits par des non diaristes ou lecteurs de journaux. Par exemple des écrivains online ou des créateurs d'arts non littéraires mais tournés vers l'autobiographie (cinéma, peinture, etc.).
  • Faire de J.mag un magazine plus généraliste. Inclure par exemple des rubriques techniques ou news.
J'aimerais ajouter une suggestion personnelle: que J.mag soit géré par un groupe de personnes s'intéressant vraiment à ce qu'il est et à ce qu'il peut devenir. Ces personnes peuvent être soit des participants aux articles, soit les collecteurs d'articles, soit des volontaires pour une nouvelle mise en page, etc. L'important étant de répartir les responsabilités.

Toutes ces suggestions sont très intéressantes, et pourraient être incluses dans un J.mag nouvelle formule.

Une chose cependant me dérange un peu. Bien qu'un certain nombre de diaristes et de lecteurs se soient portés volontaires pour participer, aucune décision n'a été prise dans la mailing list quant à la forme future de J.mag. C'est comme si prendre une décision était mal vu. J'ai bien peur de devoir encore une fois prendre une décision, certains ne manqueront pas de faire remarquer, qui est personnelle et autoritaire.

Le prochaine numéro de J.mag sortira donc en Janvier 2001. Le sujet reste encore à décider, mais ce sera fait dans le courant du mois et annoncé ici. Reste maintenant à trouver de nouveaux volontaires et espérer que la nouvelle formule attirera plus de participation.
 



Interview: Léo par Frannie

Interview d'un lecteur : Léo (leo.7@netcourrier.com)

Même si beaucoup de diaristes ont des échanges plus ou moins suivis avec leurs lecteurs, il me semblait intéressant de poser quelques questions générales à un lecteur : nous écrivons en partie pour eux, connaître leurs attentes et leur façon de nous lire me paraît primordial.

Frannie : Comment as-tu découvert les journaux online ?

Léo : Par hasard : en lisant, dans un magazine que d'habitude j'achète jamais, un article sur l'exhibitionnisme sur le web. A la fin de cet article, il y avait, entre autres, l'adresse d'une diariste. Je ne m'étais jamais imaginé que l'on pouvait trouver des journaux intimes sur le web. Cela a été une découverte. C'était en mai 1999.

Frannie : Pourrais-tu expliquer pourquoi tu lis des journaux intimes ?

Léo : Non !

…bon, j'sais pas ! Par voyeurisme !
Et pas vraiment, comme ce que l'on lit reste sous le contrôle et l'accord des diaristes. Disons que je les lis surtout par curiosité. Curiosité pour des modes de vies, pour des parcours.
Curiosité pour des évolutions, des questionnements, des remises en cause.

Frannie : Combien de journaux lis-tu ? Tu es français ; lis-tu seulement des journaux français, ou aussi des journaux québécois, belges ou suisses ? Pourquoi ?

Léo : Quand j'ai découvert les journaux intimes, je suis allé en voir cinq ou six. J'ai aimé les parcourir ; lire la première entrée, à la recherche d'informations sur la motivation de commencer une telle démarche. J'ai lu en entier un journal, de plusieurs mois d'âge, il s'agissait du premier que j'avais découvert. Ca me plairait d'y retourner à l'occasion pour connaître l'évolution. Mais je n'y pense pas ! Parce que rapidement je me suis retrouvé à lire un seul journal, français et féminin. Non que ce soit une volonté farouche de limitation, mais dans les faits ça c'est passé comme ça ! 
La lecture d'un journal d'un pays étranger me semble créer une énorme distance entre ce que je lis et ma réalité. Alors que la proximité virtuelle d'un pays commun me plaît. Par contre j'adorerais voyager, aller au Canada ou ailleurs, et découvrir d'autres cultures, mais cette fois avec un lien direct avec le pays. Ensuite, je suis, à priori, peu curieux d'un journal intime d'un mec… qui à mes yeux va être moins mystérieux ou médusant ! 

Frannie : Vas-tu voir tes journaux préférés tous les jours, ou moins régulièrement ? T'arrive-t-il de "picorer" parmi tous les journaux répertoriés dans les cercles, au hasard, ou t'en tiens-tu à ceux que tu connais déjà ?

Léo : Je vais assez régulièrement sur Internet, pour correspondre par mail avec un frère qui est en Angleterre ou pour visiter certains sites de cinéma. Du coup je me tiens au courant des nouvelles entrées au moins deux à trois fois par semaine.
Je « picore » peu, mais quand des diaristes sont cités dans le journal que je lis, j'aime aller faire un tour sur leur site. De même la lecture de J.mag me fait découvrir de nouveaux diaristes. Ce qui m'invite également à aller voir leur journal. Mais c'est vrai que pour le moment cela n'a pas dépassé le stade de la visite. Pas du tout à cause d'un manque d'intérêt de ces journaux, plus une question de temps et de moments. 

Frannie : Y a-t-il des choses qui te déplaisent dans la forme des journaux ? Vois-tu des améliorations techniques à apporter ?

Léo : Je ne connais pas assez les journaux online, ni les possibilités des serveurs pour répondre. De plus je ne me donne pas le droit de juger de la qualité des journaux. Pour la forme ou pour le fond. Ceci dit, cette « déclaration » est en opposition totale avec l'avis personnel et le jugement que l'on a automatiquement dès l'accès aux journaux ! J'ai souvenir d'ailleurs que ceci à fait objet de débats dans ces colonnes. Disons que c'est une position qui tient autant d'un a priori théorique que d'une absence de choses à écrire, à brûle-pourpoint, sur ce sujet !

Frannie : Qu'éprouves-tu vis-à-vis des diaristes que tu lis ou as lus (que tu leur aies écrit ou non) ? Te sens-tu proche d'eux, ou restent-ils des êtres abstraits dont tu lis la vie comme tu lirais un roman (bien qu'on puisse évidemment se sentir proche d'un personnage de roman) ?

Léo : Je n'éprouve pas grand chose pour ceux dont j'ai lu seulement quelques pages de journal, ce qui est normal. Par contre, même si « proche » n'est pas le bon terme, je ressent un certain lien avec la diariste que je lis. C'est un lien informatif. Je reçois des informations sur sa vie. En prends connaissance et attends la suite. C'est à sens unique. Donc assez bizarre. A la fois j'ai l'impression de la connaître un peu plus à chaque nouvelle entrée, et en même temps elle reste un être virtuel « créé » par mon ordinateur. Le fait que je lui aie écrit, dès le début de ma lecture de son journal, et qu'une correspondance épisodique se soit établie, contribue à modifier ce flux à sens unique (à ce propos, je trouve plus équilibré un échange écrit entre deux diaristes). Mais je ne sais pas vraiment où je me situe, ni à qui j'écris vraiment, quand je lui adresse un mail. Le journal intime est un reflet de la personne. Celui qu'elle (nous) laisse passer. Je ne sais pas quelle est ma légitimité quand je m'adresse à elle. Ceci vient du caractère hybride d'un journal supposé intime et qui est disponible à qui veut se servir. Journal qui peut affronter alors les barrières de ne pas vouloir être reconnu ou se livrer librement.
Et, dans tous les cas, le diariste n'a aucun rapport avec un personnage de roman (ou alors, peut-être, un roman à l'échelle de la planète !). 

Frannie : Tiens-tu un journal papier ? 

Léo : Oui. Mais plus un compte rendu obsessionnel de mon emploi du temps qu'autre chose…

Frannie : Envisages-tu de commencer un journal online ? Que ce soit le cas ou non, pourquoi ?

Léo : J'ai essayé. Pendant un mois, courant juillet, j'ai écrit régulièrement sur ordinateur. Me disant que si je m'y tenais je pourrais passer sur Internet (et mettre des archives dès le premier jour !). Sûrement une mauvaise démarche pour commencer un journal online (qui se nourrit d'un retour). Parce que, finalement, je n'écrivais pas en pensant que cela allait être lu. Du coup : aucune envie de mettre en ligne ces archives. Peut-être la forme des chroniques où l'on impliquerait moins la vie privée me conviendrait mieux. Mais je ne l'envisage pas pour le moment. Pour une question de temps ; mais, du coup, aussi pour question de choix. Parce que l'on a aussi le temps que l'on se donne…
 



"Autrui virtuel - autrui réel"

La pire attaque que l'on peut faire à un journal intime publié sur Internet est celle qui est pourtant la plus récurrente : taxer son auteur d'exhibitionnisme, avec tout ce que le mot contient de malsain. Ceux qui ne connaissent les journaux web que de l'extérieur et qui ont remplacé la lecture attentive de cette forme particulière d'expression par de vagues préjugés reprochent aux diaristes web de trahir ce qu'ils auraient de plus cher - leur intimité, leur « vie privée ». Ce que l'on juge alors gênant et inconvenant, c'est de montrer à autrui ce qui ne devrait être communiqué qu'à soi-même, au mieux dans le secret de sa conscience, au pire dans la discrétion d'un papier dissimulé en lieu sûr. Les adversaires du journal web rappellent alors que ce n'est pas pour rien qu'on appelle le journal  intime », et ne comprennent pas que l'on puisse briser cette appartenance personnelle en l'offrant à tous les regards connectés à l'Internet. Le cyberdiariste offrirait tout indistinctement à autrui, si bien qu'il se perdrait lui-même comme sujet. Le reproche qui lui est alors fait est de tout donner sans rien garder pour lui-même - sans maintenir son « quant à soi ».

Le journal intime traditionnel, celui des bons vieux cahiers d'écolier jalousement cachés au regard des autres - même des personnes les plus familières qui nous entourent - semble, lui, maintenir cette simple et unique familiarité avec soi-même. En effet, dans le journal papier, autrui semblerait par excellence nié. Le diariste n'écrit alors que pour lui-même, ne veut surtout pas que quiconque le lise, à tel point que toute incursion au milieu de ses lignes quotidiennes serait vu par lui comme une trahison, voire un viol. Le journal web romprait avec cette solitude originelle, révélant violemment le plus intime aux regards que l'on chassait de son cahier. Si l'on juge le journal online à partir de cette exigence de secret, de cette volonté revendiquée d'intimité et de clandestinité, alors, oui, le journal sur Internet est profondément exhibitionniste : il dénude, envoyant sur la sphère publique ce qui par définition ne devrait rester qu'en soi-même.

Pourtant, la rupture est-elle si brutale ? Ce n'est qu'illusoirement que le diariste n'écrit que pour lui-même. Le journal traditionnel nie autrui et affiche cette négation. Mais cette négation n'est pas pour autant privation. Le diariste s'isole et se met à distance des autres, mais par le fait même de s'éloigner ainsi, autrui est pourtant supposé, si ce n'est présent. Dans le journal traditionnel, autrui est là sous une forme virtuelle. Il n'est là qu'en puissance, de façon cachée, ou du moins inaccomplie. Autrui est la personne que deviendra le diariste dans quelques années : le diariste écrit pour celui qu'il deviendra plus tard, pour laisser une trace, un passage. Il écrit pour, plus tard, être lu - même si c'est simplement par lui-même, ou plutôt par l'autre lui-même qu'il sera devenu et qu'il ne connaît pas encore. En ce sens, nous écrivons alors pour un inconnu - pour l'inconnu en lequel le temps nous aura transformé.

Dans le journal web, autrui est là. Il n'est pas virtuellement présent, mais bel et bien réel. Paradoxalement, le journal dit « virtuel » est celui qui accorde à autrui la place la plus actuelle, la plus réelle. En effet, autrui ne se contente pas d'être implicitement présent dans l'esprit de celui qui écrit, mais il est actuellement, sinon activement, existant. Autrui s'affiche : il parle, agit, et réagit sur l'écriture en train de se créer. Il n'est plus une personne virtuelle, mais un lecteur bien réel qui, dans une presque simultanéité, lit ce qui est en train de s'écrire, partageant presque en direct la vie en train de se vivre. Autrui est là concrètement. Ce n'est plus cette entité abstraite car perdue dans un avenir lointain qu'il est dans le journal traditionnel. Dans le journal on line, autrui a sinon un visage (un diariste, la plupart du temps, ne rencontre pas physiquement ses lecteurs), du moins une parole, une histoire. Il a lui-même une vie et parfois la raconte au diariste avec qui il se met à correspondre via le courrier électronique. A peu près tous les journaux publiés sur le net contiennent une place formelle pour ce lecteur : il n'y a pas de page sans un lien renvoyant à un exigeant « écrivez-moi », ou à un pudique « joindre l'auteur ». Autrui est présent dans la personne réelle du lecteur : il est celui qui vient chaque jour visiter la page du diariste pour découvrir les nouveaux événements de sa vie. Autrui est présent aussi dans l'attente de l'écrivant. Celui-ci, même s'il revendique le contraire, écrit tout de même en fonction de ses lecteurs - pour les émouvoir peut-être, pour les faire réfléchir, pour inciter chez eux des réactions (positives ou même négatives), mais toujours aussi et surtout pour les séduire, c'est-à-dire pour attirer leur attention et leur curiosité et peut-être leur désir. Même si le diariste ne connaît pas ses lecteurs et s'ils ne se sont jamais manifestés à lui, leur présence que le diariste sait réelle (beaucoup comptabilisent les passages des lecteurs sur leur site) conditionne ou peut-être seulement guide son écriture et interfère sur elle. Le lecteur, virtuellement manifeste ou activement revendiqué, imprime à l'écriture du diariste une forme déterminée qui appartient aussi bien à celui-ci (l'écrivant) qu'à celui-là (le lecteur), comme si « la parole était aussi bien à celui qui la prend qu'à celui qui l'écoute », comme l'a dit un certain Montaigne en son temps.

Tout écrit a une destination. De la même façon que toute vie humaine cherche un sens qui lui assurera une direction et une signification, toute écriture est tournée vers une altérité qui transformera la subjectivité en objectivité, le regard intime et familier en regard public et partagé. Même si les événements racontés dans un journal semblent anodins parce que trop quotidiens, rien n'est pourtant jamais vain. Une écriture journalière n'est jamais inutile. Seulement, ce n'est pas en elle-même qu'elle trouve son utilité, mais toujours grâce à la présence de l'autre qui confère à l'écrit personnel une valeur sinon universelle, du moins universalisable, parce qu'objectivée.

Bien entendu, la différence entre journal-papier et journal web existe bien. Mais elle n'est pas essentielle. C'est, si l'on veut, une distinction de genre, et non pas d'espèce. Seuls les accidents changent, l'essence reste identique. Au lieu que le lecteur soit implicite, dans le journal publié sur Internet, il est explicite. Au lieu d'une présence virtuelle, autrui se révèle dans une présence prodigieusement actuelle. En ce sens, un journal web n'est pas foncièrement plus exhibitionniste qu'un journal traditionnel. Il l'est peut-être moins parce qu'enfin la présence du lecteur est affirmée et revendiquée. Voici un beau paradoxe : la prétendue virtualité d'Internet aura permis à l'écriture diariste de rendre plus que jamais réel le destinataire de l'écrit.
 



Recensement des journaux en ligne Novembre 2000

Deux fois plus que l'an dernier !

Dans « Cher écran... » (Seuil, 2000) j'ai établi un inventaire des journaux en ligne au 4 novembre 1999, et je m'étais engagé à faire le même repérage un an après. Chose promise, chose due. J'ai tenu (pour moi) un nouveau journal du 3 octobre au 7 novembre 2000, et j'en extrait trois passages qui donnent une idée de l'évolution du paysage depuis un an. En gros, tout a doublé !

mercredi 25 octobre, 8 h

Statistiques : à la date d'aujourd'hui, les 100 diaristes de la CEV se répartissent ainsi :
Sexe : Hommes, 36 ; Femmes : 62 ; couple : 1 ; sans information : 1.
Pays : Québec et Amérique du Nord : 69 ; France et Europe : 27 ; sans information : 4.
Le profil type me semble être la jeune fille de 20/25 ans habitant à Montréal.
Ce qui m'a surpris en faisant ce comptage, c'est la nette prédominance féminine (je vivais avec l'idée d'une égale répartition entre sexes), et la montée en ligne des Français (ils font désormais plus d'un quart des effectifs).
Impossible de savoir exactement les âges : la rubrique n'est jamais remplie. Mais j'ai suffisamment ouvert et picoré tout au long de cet inventaire pour me rendre compte que ça ne change pas : l'immense majorité a entre 20 et 30 ans.
Reste à savoir la durée de vie des journaux, et leur taux de renouvellement depuis l'an dernier. C'est le boulot le plus long, je dois le préparer pour être opérationnel au 4 novembre (premier bilan annuel).

jeudi 2 novembre, 15 h

J'ai sous-estimé le travail. Dresser un inventaire au 4 novembre, et comparer à l'année précédente, ça paraît simple. Bernique ! D'abord les webrings sont parfois bien mal tenus, en particulier (désolé !) le Cercle des jours écrits et imagés. Certains sites n'ont rien à voir avec le journal (on trouve même un site pornographique !). On présente comme actifs plusieurs sites explicitement arrêtés par leurs auteurs, et d'autres de facto abandonnés depuis six mois et plus. Certains sites sont fantômes, on clique : « Not found » ! D'autres ont changé de nom, ou reprennent sous une nouvelle étiquette après un an de sommeil. Etc. Mais surtout j'ai un filet à mailles trop larges. Entre deux « 4 novembre », un journal a eu le temps de vivre et de mourir. Je bénis alors l'inertie des webrings, qui conservent la trace de ces étoiles filantes. En fait, la durée de beaucoup de journaux, c'est quelques mois. Et c'est normal. C'est comme dans la vie. Le journal est souvent une activité de crise. C'est un peu en contradiction avec le projet à long terme de se recruter un public. Votre copine vous quitte, vous bâtissez un beau site, vous ameutez les lecteurs. Vous trouvez une autre copine ? Pof, vous les laissez tomber comme des vieilles chaussettes. Ils ne manqueront pas d'autres esseulés à suivre ...
Voici un coup d'śil – attention !
Besch, 30 ans, solitaire et dépressive, commence un journal en janvier et l'arrête en juin, au bord du suicide, déçue de n'avoir guère eu de lecteurs (Bienvenue chez Betch)... Armand, 20 ans, attaque en janvier à la fin d'une liaison et s'arrête début mars au début d'une autre, après une expérience positive de communication (Come to me). Même profil pour ce garçon de 25 ans, français, qui écrit entre deux amours, du 11 décembre 1999 au 12 juillet 2000, et termine en nous remerciant de notre soutien (Entre parenthèses). Journaux de deux mois, six mois, qui restent en ligne, orphelins... Pourquoi Ben, 20 ans, à Lyon, construit-il un journal à la mise en page sophistiquée le 22 juin 2000 pour l'abandonner sans un mot d'explication le 13 juillet ? (Durevie). C'est le record de brièveté : trois semaines ! Mais voici que naviguant sur les pages perso de Citeweb je trouve le journal d'un transsexuel, Dominique Duceppe (Le suivi de ma transition), qui va en gros d'avril à octobre, il vient d'arrêter le 27, sa transition est finie !. – Un cadre d'entreprise informatique, 50 ans, a du vague à l'âme, il ouvre un journal (18 avril 2000) ; le lendemain, coup de hasard, son patron lui propose de s'associer, avec 10% de l'entreprise ; il hésite, pense refuser, puis accepte et arrête son journal (18 mai, un mois pile !). C'est typiquement un journal de délibération (Le Journal de Koyotte) - Où était l'an dernier ce Journal d'une jeune fille (in)soumise que je n'avais pas remarqué, qui court d'octobre à décembre 1999, reprend en février et s'arrête en juin ? Difficile de suivre les bonds de ce journal égaré... Comment se fait-il que Jebou et Solye (Journal intime d'une jeune couple) s'arrêtent en rase campagne le 24 janvier 2000, dernier mot : « bye, à la prochaine », alors que la page de titre porte en frise « Solye est toujours enceinte ! ». Depuis, silence radio – on craint le pire.
Oui, il y a quelque chose de pathétique dans ces velléités, ces errances, ces tronçons de vie épars. J'ai souvent l'impression de passer après une tempête...

samedi 4 novembre, 10 h

J'ai fini mes comptes. Il faut prendre les chiffres que je vais donner pour une indication, pas plus. Ma méthode n'est pas au point. L'an dernier j'avais considéré comme « en ligne » les journaux donnés pour tels par les cercles, même s'ils étaient en panne depuis longtemps. J'aurais dû éliminer tout journal inactif depuis un mois. Pour être cohérent (et par facilité !), j'ai reconduit cette procédure laxiste. D'autre part, je n'ai pu ouvrir certains sites. Supposons donc que mes erreurs en plus et en moins s'équilibrent ! Le sondage annuel a l'avantage d'être assez facile à exécuter (même si je viens d'y passer plusieurs jours...). La vraie méthode serait d'observer en continu, de faire une fiche sur chaque journal en ligne, puis sur chaque nouveau, en notant son extension, son rythme... 
J'ai donc trouvé 126 journaux. C'est presque deux fois plus que les 67 de l'an dernier. Sur ces 67-là, 48 survivent, 19 ont disparu – en fait probablement plus : disons qu'il y a 2/3 de survivants – ce qui n'est pas mal - et de bien plus nombreux nouveaux venus. 
Sexe des diaristes : 72 femmes, 49 hommes, 4 couple et 1 cas indéterminé : en gros 60 % de femmes et 40 % d'hommes (même tendance que pour les journaux non-web).
L'âge des journaux est : moins de trois mois  18
    De trois mois à un an   47
    Entre un et deux ans  38
    Entre deux et trois ans 14
    Plus de trois ans    7
Donc 65 journaux (environ 50 %) ont moins d'un an. S'il y a plus de journaux de plus d'un an que de survivants de l'an dernier (vous me suivez ?), c'est parce que sont apparus dans mon champ d'observation des journaux qui, au 4 novembre 1999, étaient en ligne ailleurs ou pas en ligne (cas Tuborg).
Origine géographique : je n'ai pas fait de nouveau comptage depuis le 25 octobre – supposons que ce qui vaut pour les 100 journaux de la CEV vaille pour ces 126 journaux : il y aurait un bon quart d'Européens. Mais comme la population du Québec est de 7 millions d'habitants, l'écart reste gigantesque. C'est « la fracture diaristique » !
 


Ailleurs: Webrings suédois

Je ne sais pas un mot de suédois. Pourtant je devrais ! En 1951, au lycée Henri IV à Paris, je m'étais inscrit à un cours facultatif de suédois parce qu'il tombait à la même heure que le cours de gym. Finalement j'ai oublié le suédois et j'ai fait, par la suite, beaucoup de sport. Le seul mot de suédois que je reconnaisse : Dagbok. Heureusement des amis en Norvège (Marianne Gullestad) et en Suède (Christian Richette) m'ont aidé – merci à eux !

Il semble y avoir en Suède deux sites principaux.

Le premier est un véritable cercle, comme les cercles francophones, renvoyant par des liens à des journaux qui ont demandé leur admission. Son nom : « Dagbok på nätet ! » (« Journal sur la toile ! »). Son adresse : http://www.atiger.pp.se/
Après la page d'accueil, on a accès, par fournées de 25, aux notices présentant chaque site. Il y a actuellement (fin octobre 2000) 203 sites présentés. Si j'ai bien compté, 124 sites sont tenus par des femmes, 79 par des hommes, en gros la même proportion 60/40 % qu'on trouve actuellement à la Communauté des Écrits Virtuels. Chaque site est présenté avec le nom de la personne et sa ville ; éventuellement une photographie ; et un texte de présentation de trois ou quatre lignes. J'ai dit « éventuellement » : en fait 118 des 203 diaristes (soit près de 60 %) ont mis leur photo, ce qui montre un comportement différent de celui des cyberdiaristes francophones, qui sont presque tous embusqués derrière des pseudonymes, et sans visage. Une bonne quantité de sites donnent à la fois le prénom et le nom de famille, d'autres seulement le prénom, d'autres, beaucoup moins nombreux, un nom imaginaire. Le « double jeu » que permet le pseudonyme (développer son journal à l'insu des gens que l'on connaît, se faire des amis uniquement virtuels) semble donc moins pratiqué. Enfin il y a une sorte de forum qui permet d'échanger des messages.

J'ai interrogé Annica Tiger, qui a fondé ce webring en 1998, sur ses motivations. A l'époque, me dit-elle, il n'y avait de webrings que pour les jeunes, elle a voulu faire un webring ouvert à tous, et commode (d'où la possibilité de photo et la petite notice). Elle surveille pour que les gens restent corrects. Une fois elle a vidé un diariste qui parlait de son ancienne copine d'une manière qu'elle trouvait inacceptable. Bien sûr elle jette un coup d'śil à chaque site avant de l'accepter. – Pour les mises à jour, elle exige une fois par mois minimum. Deux fois par an, elle fait un contrôle général, et elle supprime les paresseux. – Le nombre maximum de journaux qu'elle a eus est 258. Actuellement il n'y en a que 203 parce qu'elle vient juste de faire le ménage et d'en supprimer 40. Pour l'âge, elle n'a pas fait de statistiques, elle me dit seulement que ça va de 13 à 68 ans. Pratiquement tous les journaux sont tenus en suédois, il y a néanmoins quelques journaux en anglais, et deux en norvégien.

Le second site est très différent. Ce n'est pas un webring, mais un site communautaire qui offre directement un espace pour tenir votre journal, un peu comme le site anglophone « The Open Diary » ou le site francophone « Mon journal ». Son nom est « Dagbok Direkt » (Journal direct). Son adresse : http://dagbok.webhostme.com/
Il y a une cinquantaine de journaux, très proprement présentés de manière totalement identique, avec un calendrier, des points de repère sur la personne, un livre d'or et une adresse e-mail. Les diaristes ont l'air d'être plutôt des filles, fourchette d'âge entre 15 et 25 ans.

Le webmaster s'appelle Johan Norén. Il m'a expliqué qu'il avait créé ce site il y a un an, simplement pour son journal à lui. Mais à l'épreuve il s'est aperçu qu'il n'était pas doué pour le journal en ligne. C'était dommage d'avoir fait tout ce boulot pour rien, alors il a transformé ça en site communautaire. – Au début, les diaristes doivent écrire au moins une fois par semaine. Après votre trentième entrée, vous avez le droit d'être plus irrégulier. Le contrôle de régularité est géré automatiquement. Il y a en tout seulement 50 places sur le site (c'est limité par le serveur), donc il faut attendre qu'un journal disparaisse pour qu'un nouveau soit admis. Johan cherche des sponsors pour pouvoir élargir le site. Tout est géré automatiquement – sauf le contrôle du contenu : Johan intervient lui-même si un diariste dépasse les bornes. En fait le site, selon lui, est surtout utilisé par des jeunes filles qui cherchent à parler à quelqu'un de leurs problèmes, et à se faire de nouveaux amis. L'identité est souvent à moitié ou entièrement cachée (des prénoms ou des surnoms), un peu comme dans les journaux francophones.

Il n'y a que le premier pas qui coûte. Je mets maintenant le cap sur la Finlande, l'Espagne, l'Italie... À très bientôt !
 


Ailleurs: les journaux aux Etats-Unis.

Je reviens d'une semaine aux Etats-Unis. Ce qui m'a frappé là-bas, c'est l'attitude que les gens ont vis-à-vis des journaux en général. En France, dire qu'on fait un journal, papier ou autre, condamne a être pris pour un amateur qui se vautre dans des pratiques dignes de jeunes filles de 15 ans. N'est-ce pas pour ça que la très large majorité des diaristes français gardent l'existence de leur journal secrète ? Je ne parle pas de faire lire son journal à des étrangers, simplement nier son existence pour éviter d'être catalogué, jugé, ri au nez. Combien de diaristes francophones ont averti leur famille ou leurs amis de l'existence de leur journal ?

Aux Etats-Unis, non seulement tenir un journal n'est pas risible, mais c'est considéré comme une part de la littérature (même amateur). Par exemple, quand on visite des librairies ou des bibliothèques (par exemple la Library of Congress), on trouve des références vers les journaux, et tout le nécessaire pour en avoir un (des cahiers sobres genre cahier d'écoliers, aux cahiers avec des citations sur chaque page pour faire venir l'inspiration ou aux cahiers de luxe tout en cuir et faits main avec papier de qualité très supérieure (ils sont hors de prix, cela dit)). Tout laisse penser que l'activité de tenir un journal est une activité sérieuse, et non un amusement de jeune fille.


A Barnes&Noble Washington, on trouve deux rayons dédiés aux journaux.
Est-ce qu'on imagine ça à la FNAC ?

Quant aux journaux online, ils sont beaucoup plus organisés que les journaux francophones. Non seulement les diaristes anglophones considèrent leur activité comme sérieuse et par là-même forcent les autres à considérer cette activité comme sérieuse (voir le contenu des articles de la presse anglophone sur les journaux online comparé au contenu de la presse francophone), mais ils font ce qu'ils peuvent pour améliorer leur art. Ceci va de conseils entre diaristes réellement appliqués (ils ne sont pas dans le mode "seul l'auteur d'un journal a le droit de porter un jugement sur son oeuvre") jusqu'à organiser des conférences.

Je sais qu'on va encore me dire que je suggère des choses seulement parce que les anglophones les font et que je propose seulement de les copier, alors que tout le monde sait qu'ils ne font pas tout parfaitement. Mais tout ce que j'essaie de dire c'est que l'attitude francophone est l'exception et non la règle. Seuls les francophones collent "intime" après journal et ont fait de "intime" une mauvaise chose. Seuls les francophones s'enferment naïvement dans une boîte dès qu'on parle de la qualité de leur journal sous le prétexte (infondé et faux) que c'est un art et qu'une oeuvre d'art ne peut être jugée que par son auteur. Regardez les journaux américains ou suédois.
 


Boîte aux lettres

Les mails en rapport avec J.mag et les articles doivent être envoyés à l'adresse suivante: jmag@mongolo.org.
 



Les participants

Eva: Après avoir écrit un journal à deux, Eva a décidé d'écrire seule. Elle s'occupe de Regards solitaires depuis le 28 Août 2000.

Frannie: Frannie: Frannie tient son journal depuis Avril 2000 et peut être lue ici: http://frannie.citeweb.net

Philippe Lejeune: Philippe Lejeune s'intéresse de près à l'écriture autobiographique en général et aux journaux en particulier. Ils s'occupe de l'association Autopacte qui répertorie des journaux et les informations qui leur sont rattachées.

MöngôlO: MöngôlO est l'auteur de MöngôlO's Diary depuis plus de 3 ans.
 
 

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