Le journal aux yeux des autres

I do not keep a diary. Never have.
To write a diary every day is like returning to one's own vomit.

J. Enoch Powell

Je n'ai pas pu résister à l'envie d'insérer ici cette citation (un peu dégoûtante, il faut l'avouer) car je la trouve représentative d'un certain type de préjugés face au journal. On pense que les diaristes sont nombrilistes, névrosés, passéistes. On leur attribue toutes sortes de petites manies un peu inquiétantes... Moi, je ne peux pas m'empêcher de faire sortir les diaristes de leur petit monde...

Ecrire est un acte bien solitaire, qui confine au secret, certes. Mais croire que le journal isole nécessairement le diariste de tout son monde est un non-sens; on écrit aux yeux des autres et si on cache le journal c'est là un geste volontaire et réflechi qui dépend d'une foule de facteurs. Le journal est soumis au regard des autres au même titre que le diariste lui-même.

Or donc, comment le journal est-il perçu? Le diariste est-il un ermite en puissance? Quelques mots sur des préjugés qui ont la vie dure.


Fausses croyances et autres préjugés

Plusieurs ont tendance à croire que les diaristes sont des gens profondément asociaux, entièrement tournés vers eux-mêmes et coupés de la réalité. Ils leur prêtent volontiers une personnalité contemplative, un peu rêveuse, narcissique et profondément passive. Selon ses détracteurs, le journal intime pousse à une vie solitaire et peu productive; ils vont même jusqu'à dire que tenir un journal intime est un moyen de compenser une existence peu satisfaisante et parsemée d'échecs. Enfin, les «anti-journal» prétendent que les diaristes perdent leur vie à l'écrire, plutôt qu'à la vivre.

À cela, que répondre? Je voulais simplement vous faire réfléchir à ces arguments car ils sont intéressants en soi, et plusieurs diaristes se sont même trouvés d'accord avec certains d'entre eux. En ce qui me concerne, je crois que revenir sur soi, sur les événements qui nous font, donne une grandeur toute nouvelle aux choses. J'irais même jusqu'à dire qu'une journée dont on a perdu la trace et le souvenir est une journée perdue... Mais cela est une opinion toute personnelle. Pensez-en ce que vous voudrez.

Regards

J'ai tendance à traîner mon journal avec moi partout, tout le temps. J'écris dans les salles de classe, les cafés, j'écris dans le salon familial au su et au vu de tous, j'écris en plein air, dans les parcs, près des piscines, partout. Mon journal n'est pas un secret; même si je voulais en cacher l'existence, je ne le pourrais pas, car il fait trop partie de moi. Aussi, j'ai eu droit à toutes sortes de regards sur mon journal.

Plusieurs sont surpris. On me dit: «Tu écris quoi, ton journal?» et lorsque je réponds, soudainement, on se tait. Comme si on s'était attendu à ce que je m'exclame que non, bien sûr, je le faisais adolescente mais plus maintenant. Le journal n'est apparemment pas un genre «adulte». On est pas sûr de comprendre, on préfère hausser les épaules et changer de sujet.

Les habitués me regardent souvent écrire pendant un moment, sans rien dire. Au bout de quelque temps, ils s'impatientent: «Mais de quoi tu parles, à la fin?» Le diariste, pour écrire tellement, doit forcément avoir un problème. On n'écrit pas tout ça si tout va bien, le bonheur n'a pas besoin de mots! Et puis si ça va si mal, alors pourquoi il n'en parle pas? C'est tellement mieux de s'exprimer à haute voix, et moins ennuyant de parler aux autres qu'à soi-même. Décidément, ça les intrigue. Ils jettent un oeil vers le cahier jalousement caché, demandent «Lis-moi un bout, rien qu'un petit bout...» Devant le refus du diariste, ils sont convaincus que quelque secret pas racontable est dévoilé dans ces pages; le diariste est décidément une bien curieuse créature.

De temps en temps, on me demande comment je fais. Plusieurs me disent vouloir écrire de la sorte mais ne pas trouver le moyen; on manque de temps, d'inspiration. Opportuniste, je les renvoie à mon site!

Le secret

Si certains diaristes font face aux réactions les plus diverses de la part de leur entourage, d'autres ne révèlent même pas l'existence de leur journal. C'est une façon de se protéger, parce que certains diaristes se sentent vulnérables. Tous ces mots peuvent devenir autant de petits crimes commis à l'endroit des autres; il est si facile d'interpréter tout de travers ou de s'emporter devant une phrase qu'on ne pensait pas, qu'on a écrite pour se défouler. Le journal est écrit pour soi, pas pour les autres; un oeil étranger et non invité risque bien d'y trouver quelque chose qui lui déplaît et qu'il n'était pas sensé lire. Respecter l'intimité du diariste, c'est également se respecter soi-même et s'éviter des blessures inutiles. C'est donc pourquoi plusieurs taisent son existence.


Et vous? Comment les autres perçoivent-ils votre journal? L'avez-vous déjà partagé?