Une taxinomie de lecteurs


D'ordinaire, quand on me demande de parler de mes lecteurs, ce que font immanquablement les journalistes qui font des articles sur le sujet à la mode (je suis sûr qu'on pourrait écrire leurs articles avant même qu'ils commencent à poser leurs questions), je réponds que je classe les lecteurs dans trois catégories: les intéressants, les inintéressants, et les énervants. Certains ont l'air choqués par ma classification, et certains diaristes ne se sont pas gênés de me dire que ce n'était pas bien (j'utilise des mots plus jolis que ceux qu'ils ont employés, il y a des enfants).

Bien sûr, les intéressants sont mes préférés. C'est ceux dont je vais imprimer les mails le matin pour avoir le temps de les lire le soir avant d'aller me coucher. Puis je vais leur répondre le lendemain soir à la maison en essayant d'être aussi intéressant qu'ils le sont (reste à savoir si j'y arrive). C'est presque impossible pour moi de leur répondre dans la même foulée par manque de temps, mais je veux leur répondre. Et je leur envoie ma réponse le surlendemain matin (ou quand j'y pense dans la journée).

Les inintéressants sont ceux qui m'agacent le plus. Généralement, ce sont ceux qui m'écrivent trois lignes pour me dire que mon journal est bien ou pour me dire qu'il est nul. Dans un cas comme dans l'autre ils n'argumentent pas, ne justifient pas leur point de vue. Ils me disent ce qu'ils ressentent sans avoir l'air d'y avoir réfléchi. C'est le groupe de lecteurs qui m'agace le plus, et je sais que je suis dur avec eux en disant ça. C'est simplement que quand je lis leur message, j'ai l'impression d'avoir été interrompu dans ce que je faisais pour rien. C'est certain que j'aime qu'on me dise que ce que je fais est bien (j'aime un peu moins quand on me dit que c'est nul). Mais j'aime qu'on me dise pourquoi. Pourquoi est ma question, et si le message n'y répond pas il m'agace. C'est plus fort que moi. J'aime beaucoup plus les mails qui me disent que ce que je fais est nul en argumentant que ceux qui me disent que ce que je fais est bien sans m'expliquer pourquoi.

Et il y a ceux qui m'énervent. Ceux-ci sont ceux qui essaient d'atteindre un objectif en m'écrivant. Ca peut être soit de se croire importants en m'insultant (à la mode en ce moment il semblerait), soit pour essayer de voir si je vais parler d'eux dans mon journal et à quel point ils doivent être outranciers pour que ça arrive, ou soit pour recevoir de moi de l'aide, soit financière en envoyant des lecteurs vers leurs pages de pub, soit pour que je leur monte leur propre journal sans qu'ils se fatiguent trop. Etonnement, bien que j'ai appelé ce groupe le groupe des énervants, ce n'est pas celui qui m'énerve le plus. Je les trouve intéressants contre leur gré en fait. Je trouve fascinant d'essayer de comprendre comment ils raisonnent et comment ils voient le monde. Je suis toujours étonné à quel point leur vision du monde est différente de la mienne et incompatible avec elle.

Evidemment, cette classification est artificielle. La vraie classification est la suivante: il y a ceux qui me racontent leur vie, et ceux qui m'écrivent sans que je sache vraiment pourquoi. La plupart des mails tombent dans ces deux catégories.

J'adore ceux qui me racontent leur vie. Si j'ai commencé mon journal online, c'est en partie après avoir lu des journaux anglophones pendant quelques semaines et avoir vu qu'ils avaient quelque chose à offrir que les autres sites n'avaient pas. J'ai un peu de mal à comprendre les gens, et lire leur journal me donne des indices sur comment je devrais procéder, même si beaucoup de journaux sont écrits trop imprécisément1 pour être vraiment exploitables au-delà des faits relatés de la façon dont ils sont relatés. Généralement, à tout moment dans le temps, un lecteur ou une lectrice me raconte régulièrement sa vie. Je n'ai en général rien à voir dans leur décision et ils commencent sans me demander mon avis. J'aime tout particulièrement ceux qui ont beaucoup de choses à me raconter et qui m'inondent de mails qui n'en finissent pas (sans fautes d'orthographe). Mon problème dans ce cas est de trouver le temps de leur répondre, mais même si je dois me restreindre à quelques lignes qui ne reflètent pas le plaisir que j'ai eu à lire leur mail, j'essaie de faire un effort.

Les lecteurs qui m'écrivent sans que je sache pourquoi sont nombreux. Je me doute qu'une partie de leur motivation est que comme je raconte ma vie (ou une partie), ils se sentent obligés de m'écrire. Mais comme ils ne me connaissent pas ou ont peu à raconter, ils se contentent de m'envoyer trois lignes une fois, et n'écrivent plus jamais, même si j'ai pris la peine de leur répondre du mieux que je pouvais. Généralement, après l'absence de second mail, je me demande pourquoi ils ont bien pu vouloir m'écrire la première fois. Est-ce que c'était pour libérer une sorte d'impératif intérieur qui leur pourrissait la vie ?

En fait non, la vraie classification est bien plus simple et est la suivante: il y a ceux que j'aime, ceux que je n'aime pas, et ceux qui n'existent pas.

J'en aime certains pour plusieurs raisons. Soit parce qu'ils me racontent leur vie d'une façon intéressante, soit parce qu'ils ont des choses à me dire, même si je ne suis pas d'accord (ce qui arrive à chaque fois que je parle de religion), soit parce qu'ils essaient de m'apporter quelque chose en échange de ce que mon journal leur apporte. Je n'ai pas l'impression de perdre mon temps avec ces lecteurs. J'ai l'impression que d'une part mon journal sert à quelque chose (c'est toujours un peu de gratification de prise au passage) et qu'ils essaient de me le montrer.

Il y a ceux que je n'aime pas. Ceux-là sont en grande majorité ceux qui soit ne savent pas pourquoi ils m'écrivent et soit ne savent ce qu'ils attendent de moi. C'est comme s'ils se sentaient obligés de m'écrire sans eux-mêmes savoir pourquoi. Une minorité de ce groupe sont ceux qui essaient de m'embourber pour profiter de moi et tourner ce que je fais à leur intérêt. Je pense par exemple à ceux qui veulent des liens vers leur site ou que je leur donne quelque chose. Il n'y a rien de plus irritant pour moi que quelqu'un qui croit être malin et pouvoir me manipuler alors qu'on les voit arriver à un kilomètre avec leurs gros sabots. Je me sens insulté par leur tentative, et quand ça arrive je deviens peu coopératif.

Finalement il y a ceux qui n'existent pas. Ceux-là ne sont pas apparus dans les autres classifications. Contrairement à ce que peut laisser croire le contenu de cet article jusqu'à maintenant, le titre n'aurait pas dû être "une taxinomie de lecteurs contactés par mail", mais bien "une taxinomie de lecteurs". Comme sur Internet il n'y a aucun lien direct entre un producteur et un consommateur puisqu'ils ne se rencontrent jamais physiquement, la seule façon dont les deux peuvent se rencontrer est par les messages que le consommateur décide d'envoyer au producteur, quelle qu'en soit la raison. Quand les consommateurs n'écrivent pas, ils n'existent pas en tant que lecteurs. J'essaie de ne pas utiliser le terme "lecteur" en parlant d'eux, mais plutôt le terme "consommateur". Pour moi un lecteur est quelqu'un qui a assez d'intérêt dans ce qu'il lit pour réagir (même s'il se retrouve classé comme un énervant). Un consommateur est celui qui confond un journal et McDonald et reste passif sur Internet parce qu'il n'est pas forcé de participer.

Il ne faut pas mésinterpréter2 ce que je dis ici. Quand je dis qu'une catégorie de lecteurs est inintéressante, je ne dis pas que ces lecteurs devraient rester silencieux. Certains diaristes aiment ce qu'ils ont à leur dire. Je donne simplement mon avis.
 
 

1 néologisme pour ceux qui vont critiquer mon français. Je ne vois pas pourquoi je me limiterais au dictionnaire.
2 voir 1

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